nez pété. douceur veloutée qui tombe autour de mes lèvres. le goût du sang agit comme un électrochoc qui précède le haut le cœur. mouvement amorcé, le poing s'abat sur son ventre. combat d'abrutis. amusement d'un été qui ne passe pas. grognement et râle. on ne nous sépare pas. "t'es fatigué?" j'lance narquois de ma gueule de loup. "viens là ali" et c'est reparti. coups et rires qui se mêlent dans un écho maladif. le ring clandestin s'envenime. j'ai pas mal, mais j'ai soif. j'ai super soif.
l'histoire s'achève quand, à genoux, on ne nous relève plus. rire strident des lèvres gonflées de douleur. "j'ai gagné" autant que lui "allez buvez" l'alcool brûle, désinfecte, enivre. des poings pour quatre sous. c'est notre motto à nous. "ah la sale gueule" j'entends dire. et même ça, ça m'fait rire. la rivière nettoie mais ne guérit pas. le soleil tape en cette fin d'après-midi, autant qu'un coup sur la peau. j'enlève mon tshirt que je trempe dans l'eau. le sang s'échappe. je le pose sur mes épaules et m'enfuit déjà.

bière fraîche, assis à table dans l'ombre de cette fin de journée. la paupière qui tombe, la lèvre coupée, le nez d'travers. reflet pittoresque dans le verre. "quoi?" j'dis, quand cette fois c'est mia que je vois au-dessus de moi.

une croix de plus sur mon calendrier usé. ici rien ne se passe jamais vraiment. j'aimerais avoir autre chose à faire que de penser, n'être ici qu'à moitié. je me réveille ce matin comme chaque jour ; mes questions d'aujourd'hui sont celles d'hier et sans doute les mêmes que demain. les mêmes qui me font des noeuds dans l'esprit et me suivent jusque dans les rêves. la nuit. quand tout est calme et tout est endormi. quand la quiétude doit regagner ton esprit. mais pas le mien, non. jamais.

au loin une ombre irrégulière que je reconnais trop bien.

je relève par le menton son visage abîmé. « c'est quoi qui cloche chez toi ? » ali, toi et tes conneries. t'en as pas marre de faire ça ? de t'user, de t'amocher, d'te bousiller jusqu'à en avoir assez. je fronce les sourcils et de mes lèvres plus rien ne sort à souffler. où est-il encore allé. ali qui se fourre toujours dans des pétrins pas possibles. des galères qui l'amusent et le font rire. moi, ça me fait frémir. comme à chaque fois. je reste debout, là, silencieuse. comme à chaque fois. l'empathie est un art que je ne maîtrise pas. tête penchée, sourcils froncés, j'essaie de me mettre à sa place, à leur place lorsqu'ils faisaient ça, et qu'il fait toujours ça, mais je n'y parviens pas. « est-ce qu'un jour je vais te perdre, toi aussi ? » alors ça claque comme ça. mes pupilles fixent son nez cassé et ses joues tâchées. c'est pour rigoler, c'est pour s'amuser, il dit. ils disaient. j'aurais voulu qu'on me dise, avant, plus tôt, que certains jeux ne sont pas fait pour tous les enfants.

"rien" tête retournée, plus de main. ça faisait mal, cette main. un peu comme ce regard. "y'a rien qui cloche" mia elle accuse, je le sais. dans ses yeux je vois lia, j'entends sa voix qui nous disait d'pas faire de conneries. ali et ses bêtises. c'est moi ali. et faut croire que des bêtises j'en fais toujours. bière sur les lèvres, fraîcheur du soir. silence. que du silence entre nous. je bouge et la chaise grince. j'aime pas. moue horrible. c'est difficile quand on n'aime ni le silence, ni le bruit. "oui à 80 ans, comme tous les vieux" je tends la bière.
"mais t'es plus vieille t'y passeras avant" c'était peut-être pas l'cas. toujours délicat, ali. mia ça va ? mia ça va pas ? je prends sa main et je la serre. trop fort peut-être. l'ombre nous rattrape. la nuit tombe. la cuisine sombre nous engloutit. comme un monstre. cette fois il est pas sous le lit. mais tout autour.
tout autour. engloutis. on est des monstres, nous aussi ? pas d'vie ici, c'est bien ça le problème, non ? trois lettres. mia. ali. vie. c'est tout. "pourquoi tu bois pas?"

pas à quatre-vingt ans, non. j'nous vois pas vivre jusque là, j'en aurais même pas envie ça m'ennuierait tellement. la vie est déjà si tranquille, beaucoup trop tranquille, ici, à vingt ans, qu'avec le quadruple de mon âge je crois que je n'aurai même plus le courage de sortir de mon lit. c'est bien aussi, dormir. rien faire, rester allongé. rêver, penser. réfléchir, parfois, trop, souvent. retourner des questions dans tous les sens, et son corps dans le même mouvement. dans mon lit froid. sans toi.
une esquisse de rire m'échappe et me soulève les épaules subrepticement. « t'y crois vraiment à ce que tu racontes des fois ? » ça me fait pas rire, en vrai. la vérité c'est que ça m'effraie. la vérité c'est que je lui en veux de continuer ses âneries et d'être toujours aussi inconscient. grandira-t-il un jour seulement ? ali, mon très cher ali. j'aurais imaginé que la disparition de lia lui aurait fait comprendre que la vie est un don qu'il ne faut pas briser si tôt. qu'il faut chérir ces minutes si précieuses qui s'écoulent à un rythme affolant. je lui fais une pichenette sur la joue, c'est rien mais ça fait mal. « non. » c'est tout : non. « t'es con. » je tire une chaise derrière moi et m'asseois. « parce que tu m'as pas proposé. » en vrai j'ai pas soif. non, ça m'a coupé l'appétit et la soif, de le voir comme ça, s'user, s'abîmer ; le nez cassé et la prochaine fois c'est quoi ? tu veux rejoindre lia ?

"dur comme fer, ouais" pourquoi notre vie devrait être différente de la leur ? ils ont vécu la guerre et sont toujours là. les vieux. les beaux. tous ceux qu'on respecte. c'est un cycle. un jour jeune, demain vieillard. pupilles fermées, assis sur le banc, à me chauffer mes vieux os au soleil. os qui n'auront pas vécu grand chose. un peu de peur, beaucoup de douleur, de l'ennui certainement. puis le plus beau, l'amour. j'y crois oui. c'est comme ça. c'est la vie. les choses se passent d'une certaine façon. c'est sans doute réducteur, mais ça me semble réaliste.
puis au fond, dieu m'a déjà fait un coup d'pute. pourquoi deux? il m'a déjà dit, "t'es con". comme elle. une fois, ça suffit. deux c'est trop. ça fait mal, comme la pichenette. mais maintenant, ça ira. ouais ouais, ça ira. je suis fatigué, je sais pas si ça se voit. mais je me lève quand même, je vais quand même au frigo, je sors quand même une bière. elle est pas bonne, c'est pas super bon la bière, mais c'est frais. moi ça m'fait du bien, le frais. j'crois que mon corps tout entier en a besoin. j'aurais du rester à la rivière. mais ici y'a mia, alors je regrette pas. "je peux te proposer de m'embrasser ?" moi je sais que mia je l'aime. mais je sais aussi qu'ici c'est un peu difficile d'aimer quelqu'un. et je sais surtout que y'a tout, tout ça là, qui traîne encore sur nos têtes. c'est chiant, ça me bloque.